« L’aiòli » est absolument exclu de notre table pendant toute la saison chaude…
Le magnifique ouvrage de Maurice Brun, qui fut le restaurateur le plus étonnant du Vieux-Port de Marseille, 1949 : « Groumandugi, Réflexions et souvenirs d’un gourmand provençal »
“L’aiòli est absolument exclu de notre table pendant toute la saison chaude, et dans la saison fraîche il est exclusivement mets de déjeuner, et généralement du vendredi. Le surcroît d’aliments carbonés qu’il apporte à notre organisme, et le travail digestif qu’il réclame, nous le rendent insupportable l’été, et pendant nos nuits si nous voulons le repos. Mais cette réserve faite, il est certain que notre “aiòli“ constitue à lui seul un repas complet, infiniment agréable, et qui est loin de manquer de caractère.
Malheureusement, le triomphant et incontestable succès, dans l’alimentation humaine, de l’ignoble huile d’arachide et de son mauvais goût, a favorisé, et pour masquer ce goût, l’exagération de l’apport ail en notre sapide crème. L’esprit d’économie a, d’autre part, lui aussi, secondé cette exagération. Et il est devenu courant, presque normal qu’un “aiòli“ vous emporte la “gueule“ ; “l’oli“, même si elle est d’olive, est devenue accessoire, sinon dans la constitution, mais dans l’apport de sa tant agréable saveur, et là est grande erreur. Certes le goût violent de l’ail doit être prédominant, mais il ne faut tout de même pas que son excès nuise à la dégustation des délicats bouquets de notre huile tant “goustouso“, et retrouver dans notre crème alliacée tous les parfums de nos crus oléicoles n’est pas un des moindres plaisirs que procure l’ingestion de ce mets, constitutif je le répète, à lui seul, d’un repas.
Ma tant gourmande mère n’employait qu’une gousse pour six personnes, et j’ai croyance qu’une pour quatre doit être le maximum.
Quant à sa confection, il ne faut pas oublier d’abord, que toute mayonnaise ou rémoulade, et donc notre “aiòli“, sont émulsions, que le froid en gêne la constitution, et que donc toute huile gelée doit être légèrement réchauffée avant son emploi ; qu’il est d’autre part un élément indispensable à la composition de toute émulsion, que cet élément est l’eau, l’acqua simplex, et que si pour les rémoulades et mayonnaises le vinaigre ou le citron font apport de cette eau, il n’en est pas de même pour notre “aiòli“ qui n’a, de ce primitif liquide, que l ‘infime quantité contenue dans la gousse d’ail, dans le jaune d’œuf ; que donc il sera nécessaire d’adjoindre un peu d’eau, très peu d’eau, au cours de son “montage“, si l’on ne veut courir le risque de le “tomber“. Qu’enfin le mortier de marbre, le lourd mortier de marbre sera, par son poids qui lui donne stabilité, l’ustensile idéal à employer.
L’ail donc, finement pilé avec un peu de sel, et le jaune d’un œuf lui étant ensuite intimement incorporé, le suc vert doré de l’olive intervient alors, mais avec moult précautions et à tout petit filet, cependant que le pilon, de son mouvement giratoire et par son action de malaxage, crée la savoureuse liaison, l’onctueuse union.
Mais alors qu’avec l’apport de l’huile la consistance de la crème se manifeste, donnant par son aspect compact grande confiance en la réussite finale, augmentent et en proportion de cette consistance, les risques d’échec ; et plus “l’aiòli“ devient dur, et plus il est près de tourner de l’œil, de s’affaisser en piteuse marmelade. C’est pourquoi, alors qu’il est en pleine forme, semi-solide, un peu d’eau, très peu d’eau y sera incorporé, eau, qui, en éclaircissant nettement sa teinte, donnera à “l’aiòli“ naissant cette apparence crémeuse, qui le préservera de toute chute scabreuse. L’huile, alors, pourra être versée avec moins de parcimonie, et même, au fur et à mesure que le volume de “l’aïoli“ sera plus important, y être ajoutée en quantité de plus en plus grande, sans toutefois, qu’à chaque adjonction, cette quantité n’excède le quart environ de la crème. Mais ce nouvel apport d’huile, cet apport répété, va, à nouveau, durcir notre “aiòli“, le rendre, à nouveau, semi-solide ; à nouveau donc aussi interviendra alors l’eau, pour lui rendre consistance crémeuse qui le mettra efficacement et sûrement à l’abri d’un chute.
Je sais que beaucoup, que la plupart de nos Provençales, ignorent ce truc de l’eau. Mais aussi quelles appréhensions sont les leurs ! de quels soins, de quelle patience, de quelles précautions n’entourent-elles pas la confection de notre mayonnaise régionale, qui n’en demande pas tant ; quelles superstitieuses croyances président à son élaboration ! Trois personnes autour du mortier, et votre “aïoli“ est fichu ! Que le pilon, un instant, change de sens giratoire, et patatra, c’est la catastrophe ! Le regard d’un curieux, son souffle, et voilà notre crème en déliquescence ! Et quand la présence d’une femme ayant ses petits ennuis périodiques, c’est indubitablement l’échec, l’échec absolu, l’échec irrémédiable !!!…
Il est vrai que monter un “aiòli“ sans l’aide de l’eau n’est pas chose particulièrement aisée, et tient plus de l’acrobatie que de l’art culinaire. Il faut, en effet, que la crème soit toujours maintenue très dure, donc instable, et l’huile versée au compte-gouttes, de façon que le pilon puisse mécaniquement crever les cellules dont le contenu pourra, alors, se lier au suc de l’olive ; et pour ce travail mécanique, le milieu solide, compact, est indispensable. Aussi, jugez du désappointement de la ménagère devant le passage subit, et inexplicable, d’un “aiòli“ ultra dur, à une molle marmelade. Un peu d’eau, très peu d’eau pourtant aurait évité, et ces appréhensions, et ces risques, et ces désagréments ; cette eau aurait fondu la cellule, et aurait favorisé l’union.
D’ailleurs, en savonnerie, l’opération dite “liquidation“, n’a pas d’autre but : la confection d’une pâte lisse et homogène, ni d’autres moyens : l’adjonction d’eau douce.
Quant aux mets que généralement notre “aiòli“ accompagne, ils sont les escargots un poisson, et divers légumes bouillis.
Les escargots sont cuits en eau salée, avec fenouil, laurier, écorce d’orange, une pointe de piment. Ils auront, au préalable, été lavés plusieurs fois en eau vinaigrée et salée, et pour leur cuisson, mis en eau froide et à tout petit feu, afin qu’ils aient temps et goût de sortir de leur coquille, le sel et condiments étant ajoutés après leur mort.
Dans la Provence continentale, le poisson est toujours la morue. Trempée de la veille en eau froide, elle sera cuite simplement à l’eau qui, de froide, ne doit jamais arriver à dépasser les 80 degrés, et encore moins bouillir, et cela pour éviter de coaguler les albumines, ce qui rendrait la chair de ce poisson exotique, spongieuse.
Dans la Provence maritime c’est généralement le merlan ou la baudroie qui remplace la morue, et en Camargue, c’est l’anguille. Ces poissons sont pochés et cuits au court-bouillon environ vingt minutes, avec sel, oignons émincés, fenouil, laurier, et la baudroie et l’anguille, sont, bien entendu, écorchées avant cuisson.
Les poulpes aussi quelquefois tiennent lieu de poisson, et eux aussi seront écorchés. Vidés de leur noir, de leur sépia, de leur appareil masticateur, de leurs yeux, plongés en eau bouillante non salée, ils y cuiront une demi-heure, refroidiront dans leur bouillon et seront réchauffés avant de servir. La grande tendreté de leur chair, généralement ultra-dure, sera l’heureux résultat de ce mode de cuisson.
Quant aux légumes, en dehors des carottes qui doivent être cuites dans très peu d’eau légèrement sucrée (et ceci est capital pour le bon gout de cette racine) ils sont : les obligatoires pommes de terre en robe de chambre, et, suivant la saison : topinambours, choux fleurs ou de Bruxelles, artichauts, asperges, haricots verts, cuits séparément, eu eau salée, et servis chauds.
L’aiòli est un mets populaire, du vendredi ou vigile, quelquefois du dimanche, à la campagne, accompagné de chants, et sous la treille ; il est de digestion pénible, et prédispose considérablement au farniente.
Que ceux donc qui veulent s’en régaler complètement, abandonnent à l’avance, toute idée de travail immédiatement postérieur à son ingestion.
Pour l’accompagnement, un vin blanc, sec et glacé, s’impose, et un café final et corsé, est enfin absolument indispensable. »