La Gourmandise natale, par Charles Maurras

La Gourmandise natale, par Charles Maurras

Préface à l’ouvrage de M. Maurice Brun
« Groumandugi, Réflexions et Souvenirs d’un gourmand provençal »,ouvrage tiré à 1.000 exemplaires en 1949

Depuis le beau printemps de 1895 (1), jusqu’à l’été, beaucoup moins beau, de 1940, soit près d’un demi-siècle, ma vie de garçon à Paris me ramenait deux fois le jour à des restaurants qui n’étaient ni de premier, ni de second, ni de troisième ordre, et pour cause : res angusta domi (2) !


À mon moment le plus prospère, j’ai surtout fréquenté les buffets des grandes gares, parce que j’y trouvais, à toute heure, un service propre et sain. Sans être indifférent au reste, le temps d’y penser me manquait ; j’avais sous le bras mes journaux, c’est-à-dire tous les journaux, la pile du matin, de L’Œuvre à la La Libre Parole, du Figaro à L’Humanité, et la pile du soir, du Temps et des Débats à La Gazette de France et à La Liberté. À peine assis, je les déployais en avant du pain et du sel. Accordez-moi que les meilleurs plats du Palais d’Orsay, ou les pires, auraient difficilement lutté d’intérêt avec les articles de Drumont, de Capus, de Jaurès, de Téry, de Bracke, de Bainville et de Janicot ! J’avais même pris garde que les plus hostiles à mes idées, les plus âprement polémiques, étaient ceux qui fouettaient mes activités nourricières. Cela faisait rire et gronder notre Léon Daudet : « Vous préparez à vos vieux jours de beaux cancers à l’estomac », me disait-il du haut des tables magnifiques où il traitait ses compagnons d’armes.

Est-ce l’action compensatrice de cette table, et de quelques autres d’excellents amis parisiens ? Leurs beaux extra balancèrent-ils les ravages de mon train quotidien ? Plus simplement fut-ce ma chance ? Toujours est-il que les vieux jours sont venus, mon quinzième lustre est couvert ; en ce mois de mars 1944, le seizième commence, j’ai l’estomac de mes vingt ans… « Si jamais cet organe vous pèse », m’avait prescrit un grand médecin, grand ami, le docteur Charles Fiessinger (3), « vous mangerez une pomme »… Ce remède préadamique n’a pas été appliqué trente fois ces derniers vingt ans. Le Mépris, qui passe pour bon médecin, n’est donc pas mauvais aubergiste, ma vie de Paris en fait foi… Mais, par exemple tout changeait quand je débarquais dans ma vieille maison de Martigues. Dès l’air natal flairé et le premier coup d’œil donné aux cyprès, aux myrtes et aux roses, je me préoccupais de ce qu’il y aurait à dîner, et n’oubliais plus que les bonnes choses sont pour les braves gens.

À cela trois raisons.

D’abord je n’avais rien à faire à Martigues, n’y ayant emporté du travail qu’assez rarement.

En second lieu, je me sentais très doucement repris, à la bouche, comme à tout le reste, par les habitudes de mon enfance : elles me refaisaient avec tout ce qui m’avait fait. Ces flots d’huile d’olive substitués aux beurres du Nord, ces anchois écrasés sur la rôtie brûlante, le simple riz à l’eau ou au lait, ces pots-au-feu à triple base rituelle de bœuf, de mouton et de porc (celui-ci représenté par sa saucisse salée), tant de saveurs coutumières simultanément retrouvées me racontaient quantité de bonnes vieilles histoires chéries, à peine démêlables du goût de mon mistral et de l’odeur de violette sortie de nos salins, sous les brusques passages d’un ciel rarement au beau fixe. À peu près comme chaque pas, chaque bouchée me ramenait le petit monde antique et florissant qui avait plu ou pu plaire à la jeune déesse qui porte dans ses mains la force et la santé (4).

Les pâturages du souvenir rendaient ma vieille bête à sa gourmandise natale.

Mais, troisième raison, je n’étais pas seulement dans ma province, j’étais en Provence, métropole de Groumandugi, comme vous dites bien. Si frugale que fût ma table, elle était plantée là, là et non pas ailleurs. Je m’attendais à y voir tomber, d’un ciel de possibles heureux, telles et telles réalités délicieuses, comme des oursins en hiver, en été de la poutargue, et à l’automne, si pluie et soleil jouaient bien, des champignons qui ne sont pas les premiers venus, car nos pignen sont mieux que des champignons de couche, ou même de dignes giroles ou d’excellents cèpes, ce sont, bel et bien, de ces lactaires délicieux qui font honneur à leurs noms et à leurs prénoms. Pareillement, l’air de Provence me promettait, avec son mouton parfumé et son tendre agneau des collines, cette magistrale charcuterie du type arlésien, pour l’amour de laquelle on vendrait York et Mayence, car le jambon y est salé à point, le saucisson et le cervelas conduits aux justes termes, ainsi que cette petite saucisse dite « de Toulouse » à Paris, mais que, sauf le respect dû à Clémence Isaure (5), nos artistes de Martigues et de Roquevaire exécutent en perfection. Ajoutez ces perdreaux de Grau dont s’avise toujours quelque chasseur ami, et nous pénétrons enfin cette arche de gloire, nous accédons à ce trésor des Étangs de la Grande Mer, aux deux pêches du Grand Art et du Petit Art (6) qui ressemblent à la maison de Jupiter, où rien ne peut être vil. On n’y peut faire petite bouche de rien ; les menus crabes en bisque ou en pilau, les petites seiches à la poêle, les sardines frites de même y méritent attention et admiration presque à l’égal des majestueuses grillades dont vous parlez avec un si digne lyrisme, soles, turbots, rougets et loups.

Voilà bien dépassés nos paradis de l’enfance et de la jeunesse, et le charme ingénu de leurs allusions subjectives. Déchaussons-nous, baisons le sol, nous sommes introduits au sacré parvis des biens en soi et des valeurs universelles ; ce n’est pas qu’elles puissent naître de toute patrie, mais toute patrie les honore, leur place légitime est inscrite dans les sommets de Groumandugi, d’où s’excommunie forcément le Parisien distrait qui ne veut manger que pour vivre. Nos littoraux fournissent à l’art culinaire une si précieuse contribution qu’il n’est pas possible de l’oublier sans ingratitude, et je remplis mon devoir de m’unir à vous là-dessus, en traduisant le très beau quatrain de Paul Arène que vous avez mis en exergue :

Si comme on le dit, quelque part là-haut
Nous devons retrouver les jours de jeunesse
Nous chanterons aux Saints que notre Provence
A été pour nous l’avant-paradis.

Hélas ! que de paroles, mon cher Maurice Brun ! il eût fallu commencer par m’en excuser. Car vous êtes un maître. J’aurais dû dire tout de suite que vous me l’avez fait voir de la bonne manière, quand vous m’avez traité, avec votre faste, dans la claire et riante maison que vous aviez ouverte sous le signe du Cyprès, au plus bel endroit de Marseille, sur le Vieux-Port, face à la Mairie de Puget, et dans un arroi si particulier, dans un style si rare, que certains traits y peuvent prêter à la discussion, mais vous tenez le coup, et vos explications restent sans réplique en ce sens que l’on peut garder son opinion, la vôtre s’impose et l’intelligence en a respect. Vos aphorismes tombent, en langage d’oracle (c’est la règle du genre) pour établir un classicisme de la table, où il ne fait pas bon de se sentir en contradiction avec vous.

Mais écoutez ce qui redouble l’inquiétude de conscience de l’objecteur que je vais être.

Vos intransigeantes et inflexibles prédilections pour le rôti, votre « point de salut hors de la broche et du gril », vos malédictions fulminées sur « l’artificieuse cuisine », concordent très exactement avec tous les principes qu’a professés chez nous, tant qu’elle a vécu, ma vieille Sophie, que mon père avait formée à la loi des Maîtres. Si la pauvre était là, elle me ferait honte d’affronter votre orthodoxie. Elle serait capable d’appuyer vos blasphèmes contre la bouillabaisse !

Vous me direz :

— Eh ! quoi, une Martégale ?

Sophie n’était pas de Martigues. Elle venait du pays étrange et lointain où l’on ne dit pas « de pan » pour du pain, mais « de pèn », non « la man » pour la main, mais « la mèn », là-haut, là-haut sur la montagne du pays de Die, qui n’est plus de Provence, mais du Dauphiné. Elle en était descendue toute jeune ; errant de place en place jusqu’à nos rives, Sophie avait vu, comme Ulysse, les villes et leurs mœurs, et elle en jugeait fort librement. Sur la bouillabaisse, le fond de sa pensée était que ce mets populaire n’était point du tout ce qui convenait aux messieurs et aux dames qu’elle s’honorait de servir. Cette aristocrate pouvait condescendre, de temps à autre, à ébouillanter aussi le poisson, elle laissait volontiers ce procédé élémentaire aux « barbares d’en bas », comme dit le réactionnaire anglais Macaulay (7).

Or, vous, mon cher Maurice Brun, ne déclarez-vous pas que la bouillabaisse a été inventée par des pêcheurs désireux d’écouler plus facilement ce qui ne pouvait se frire ni se rôtir ? Cette formule me paraît bien noircir sans sujet nos pêcheurs, car leur bouillabaisse traditionnelle fait un même et égal accueil à toutes les proies de la mer… Au fond, je vous comprends. Vos duretés ou du moins vos sévérités se légitiment par certains abus de l’Hôtellerie. Vous les critiquez sans faiblesse. Il faudra beaucoup perfectionner les frigidaires connus pour consommer, encore frais, à Marseille, le maquereau que l’on a pêché à Royan. Et pour en faire respecter le goût naturel, il faudra modérer l’usage inconsidéré des épices d’or du safran. Votre éblouissante analyse fait la preuve par neuf que la langouste est inutile, importune et même nuisible à la bouillabaisse, ce royal crustacé étant prédestiné à de bien plus nobles emplois ! Il ne vous échappe pas que nous ne commettons pas cette faute. Vous confessez que le vain colifichet du « cardinal des mers » est absent de la bouillabaisse de Martigues ; malgré tout, vous lui préférez sa sœur marseillaise ! Mon patriotisme municipal, qui n’est jamais à court, m’oblige à demander pourquoi.

Vous réprouvez notre usage de la pomme de terre. Sans contester votre autorité, je réponds dans l’abstrait ; la bouillabaisse n’a aucun besoin absolu de la pomme de terre, mais ce tubercule béni a besoin de la bouillabaisse pour abonder en lui-même et se surpasser. Son cas est celui de la carotte, conduite à sa perfection, et qui se transcende, grâce à la daube vertueuse, concentrée, aromatisée, qui lui incorpore des succulences qu’elle n’eût jamais connues de son chef. Une alliance, ici de chair, là de poisson, ouvre à ces deux humbles racines des moyens d’expression, des forces d’éloquence, dont on ne peut pas les frustrer. Songez, mon cher ami, que le palais de l’homme ignorerait à tout jamais une belle nuance du goût de la pomme de terre si (osons le dire !) la bouillabaisse de Martigues ne l’avait reçue dans ses bras.

Permettez-moi de compléter vos informations sur un autre point. C’est à la bourride que nous réservons le poisson de seconde classe ; encore un coup, nul digne enfant de Martigues n’écarte de la bouillabaisse une variété quelconque de poisson, si haute et si chère soit-elle. Rien n’est de trop pour elle, ni l’onction sacrée de la sole et du turbot, ni la moire aiguë du rouget, et ce n’est pas un meurtre, et ce n’est pas du gaspillage ; la présence des pièces d’élite n’est pas étouffée, obscurcie ni diminuée par les autres. De ce chœur bien réglé s’élancent des soli très purs ; quoique fondues, les voix restent distinctes et limpidement personnelles. Par quel mystère ? Constatons, si l’on ne peut pas expliquer. En revanche, mon cher ami, si vous prolongiez vos rares séjours sur nos bords, vous verriez quelquefois courir un nuage sur le front de nos commensaux, et leur bouche esquisser la grimace connue, à l’annonce de bouillabaisses de sardines ou de « muges », bien qu’elles ne soient pas sans mérite, et vous verriez rayonner les mêmes visages pour une bouillabaisse de rougets. Le croiriez-vous ? rien que des rougets ! l’âme du foie, subtile et forte, étant seule à tremper les tranches, belle âme innée à chaque goutte du bouillon glorieux… Je ne saurais non plus vous taire la « bouillabaisse noire ». Léon Daudet la poursuivit en vain dans Marseille. Il la trouva, comme il convient, dans mon Chemin de Paradis, faite selon l’art, avec ces fines seiches que l’on appelle les Sepioun, de sépia, pour leur noir, mais auxquelles des Provençaux déracinés ont collé le sobriquet burlesque de « Scipions ».

Ce fut également au Chemin de Paradis qu’eut lieu le dîner des trois soupes, mémorable expertise qu’il ne faut pas confondre avec une débauche. Nos pères auraient appelé cette séance un plaid. On y fait comparaître, dans le même repas, pour bien juger de leurs vertus, la purée de petits poissons aux pâtes, la bouillabaisse classique et cette bourride qui s’enveloppe d’un léger voile d’aïoli. Je ne sais laquelle eut la palme. Mais bien plus haut que cette palme, comme vous le dîtes, frémit le vert laurier dont fut alors diadémé, pour son estomac sans pareil, le roi de ce banquet, premier gourmet de France, notre thaliarque (8) Léon Daudet.

Naturellement, ce soir-là, la bouillabaisse était escortée de sa rouille, sauce au piment, à l’œuf, à l’ail. Mais attention, mon cher ami ! et gare à ma bombe ! La rouille ne fait corps avec la bouillabaisse des bourgeois de Martigues que depuis un temps assez court. Mes premiers vingt ans l’ignorèrent. J’en avais vingt-trois lorsque j’y fus initié. C’est un grave point d’histoire locale qu’il faut que je débrouille avec les nuances sociales qu’il a revêtues.

Donc, aux temps pastoraux, aucune des tables de la classe moyenne ne connaissait la rouille ; ni la nôtre, ni celle de mes oncles, tantes, cousins, cousines, ni celle d’aucun fonctionnaire, propriétaire ou négociant du pays, qui nous faisaient des politesses, que nous rendions. C’est le futur docteur Maurras, mon jeune frère, alors étudiant en médecine, qui eut l’honneur de la découverte, le jour entre les jours où il alla dîner chez notre ancienne servante Annette, qui avait épousé, sur le tard, un pêcheur appelé Seguin.

Annette, qui avait autrefois succédé à Sophie, s’était occupée de la petite enfance de mon frère, comme Sophie de la mienne. Il l’aimait beaucoup. Elle l’adorait. Selon le vieil usage qui rend très heureuses, mais un peu fainéantes, les femmes de nos pêcheurs, Seguin avait fait le dîner, c’est-à-dire la bouillabaisse, avec le cortège de rouille que les pêcheurs lui donnent de temps immémorial ; mon frère revint transporté. En me confiant son enthousiasme, il se demandait comment me faire goûter à la merveille. Il ne pouvait être question pour moi d’aller dîner chez Annette. Sophie avait pris sa retraite, mais habitait avec nous pendant les vacances ; elle ne l’eût jamais pardonné et, selon les probabilités, fût morte d’indignation. On arrangea, entre hommes, une partie de pêche avec déjeuner au bord de la mer. Seguin construisit en plein air un foyer de pierres plates, il y mit le trépied de fer, le couronna de la marmite bourrée de ses prises, et le mystère du piment bouillant me fut révélé avec son arôme de feu. Honnies soient les cruelles séparations de classes qui nous avaient retranchés de cette merveille ! Il ne restait plus qu’à l’introduire et à l’acclimater chez nous. Mais la difficulté était là. Notre mère se souciait fort peu de curiosités qu’on boit ou qu’on mange et s’en remettait à Sophie ; celle-ci, au premier mot, jeta les hauts cris. Qu’est-ce que c’était que cette nourriture de pêcheurs ! Elle était bonne aux gens du peuple ! Notre table, sa table, se respecterait… Toute la question sociale était ainsi posée. Sophie n’entendait pas déserter notre classe ; tant qu’elle serait là, on ne tomberait pas à ces niveaux inférieurs. Nous insistions, sans grand succès, mais un bon hasard vint à notre secours.

Pour fixer vos idées, mon cher ami, rappelez-vous, en consultant la mémoire des contemporains de vos parents, l’année lointaine où fut inaugurée à Marseille la fontaine Victor Gelu (9) sur la place du même nom. C’était moi, tout blanc bec, qui avais eu, au Félibrige de Paris, l’initiative de ce monument que j’aurais voulu plus beau ; du moins témoigne-t-il de mon admiration juvénile pour le poète de Fainéant et Gourmand et du Credo de maître Cassien. Cette inauguration eut lieu le 12 août 1891. Eh ! bien, la veille, donc le onze, la grande caravane composée des félibres de Paris, des Cigaliers, des félibres de Provence et de tout le pays d’Oc, soit le Midi entier, sous la conduite de Mistral, passa vingt-quatre mémorables heures à Martigues. Elle y venait accomplir quatre actes distincts :

• élire à la présidence générale de son association le successeur du bon patriarche Roumanille qui venait de mourir ;
• inaugurer une plaque de marbre, assez tardive, à la mémoire du fameux Gérard de Martigues, le fondateur des Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem. Venu en Orient avant la première Croisade, il vécut entre 1040 et 1120 ;
• fêter le centenaire de notre Prud’hommie ou tribunal de pêche, légalisée au moment même où, par toute la France, les institutions de ce genre étaient supprimées ;
• enfin donner son grand banquet annuel de Sainte-Estelle, la belle symposie réglementaire du félibrige, dans la salle verte de la Cascade, à l’abri de tout vent et de tout soleil…

Une fête de nuit sur les canaux et dans les îles devait obliger nos pèlerins à dîner et à coucher ; aussi les notables du pays s’étaient disputé le plaisir et l’honneur de les avoir pour hôtes, qu’ils fussent de Paris, de Provence ou du reste de l’Occitanie. Mistral étant invité chez le maire François Mandine ou le conseiller général, Jules-Charles Roux, nous attendions à la maison, outre Paul Arène, le futur élu de la journée, déjà désigné in petto, l’admirable poète avignonnais Félix Gras, et le poète parnassien du Rameau d’Or, Raoul Gineste, plus quelques journalistes et poètes amis… Mon frère et moi saisîmes cette chance de resserrer nos manœuvres autour de Sophie, en lui représentant qu’elle allait couronner sa carrière par le plus beau dîner qu’elle eût jamais servi. Avait-elle le droit de priver nos convives d’une curiosité locale comme la rouille, un jour de fête des pêcheurs ? Qu’allaient dire nos Parisiens et nos Avignonnais, M. Arène, M. Gras, M. Gineste, si d’aventure (tout arrive) l’un ou l’autre de leurs compagnons de voyage était régalé d’une rouille en quelque autre maison ? Ils se plaindraient à moi de les avoir laissés dans l’ignorance absolue du plat national, et qui sait si M. Gras n’irait pas le dire à son Jacquemart ? Sophie, qui avait servi dans Avignon, eut-elle peur de ce Jacquemart, qui sort comme un diable de son haut cabanon pour frapper les heures papales ? Elle se dégela peu à peu, puis se rendit, et ce même onze août, dont la date est gravée en lettres de feu sur la façade de la Mairie, pour la gloire du bienheureux Gérard, fut aussi la journée illustre où, vers les huit heures et demie du soir, fuma sur notre table la première rouille bourgeoise confectionnée dans le pays. Encore me souvient-il que Sophie avait cru devoir la doter d’un ornement de sa façon, peut-être l’œuf qui lie la sauce… Et je vous prie, ici, de bien vouloir considérer quelle harmonie préside à toute cette histoire ; d’une source très sûre, et d’une bouche aussi gourmande qu’elle est judicieuse, je tiens, à n’en pouvoir douter, que, vous non plus, ne vous êtes pas défendu de ce démon de perfectionnement qui conduit vos travaux. Ayant à produire une rouille dans votre Marseille (et quelle rouille !) il ne vous aura pas suffi d’y ajouter l’œil du maître et le tour de main, vous avez voulu la revoir, la corriger, la compléter, l’embellir encore, par on ne sait quelle addition mystérieuse au Codex primitif et brut. Dans la suite des âges, vous donnez ainsi la main à Sophie ; mes compliments ! J’en mettrais bas les armes si j’avais osé les porter contre vous. Mais, vous l’avez bien vu, j’ai fui les vôtres, tout le temps.

J’ai rudement bien fait de fuir, ou plutôt, non ! d’apercevoir, par-dessus nos menus litiges, cet immense flot d’amitiés qui m’a littéralement submergé dans tous vos chapitres. Bouillabaisse à part, que puis-je donc leur reprocher ? D’être un peu dur pour le poisson de Paris, et de ne pas excepter du juste anathème cette sole qui arrive souvent très fraîche au bord de la Seine ? D’ignorer, vous ! vous ! vous ! nos olives farcies ? De faire bénir la Mer aux Saintes-Maries par un simple « évêque », alors que la Mer est si grande et qu’elle exige, évidemment, à défaut du pape d’Avignon, tout au moins un archevêque, celui d’Arles ou d’Aix, qui est maintenant celui d’Arles et d’Aix ? Quoi encore ? Vous conservez votre thon mariné dans des boîtes de fer, à la parisienne ! qu’avez-vous fait de nos bocaux ? La liste des points d’arrêt et de critique (mes époques, dirait Pyrrhon) s’arrête là. C’est tout. Ce n’est donc rien. Fors en signe de ma sincérité totale, cela ne peut compter au regard des délices où vous me faites me vautrer à votre suite quand vous me contraignez (avec quelle douceur) à reconnaître, à tout instant, mes lumières lointaines et leurs petits flambeaux ; je veux dire non seulement cette splendeur des anciens jours qui n’est qu’en chacun de nous, mais ce qui les portait et les allumait, leurs cierges et leurs lampes, leurs mèches et leurs cires, avec leur huile sainte et les autres matières génératrices… Voici que je monte avec vous dans votre grenier, et qu’est-ce que j’y vois ! De longues grappes d’or enfermées dans des sacs de papier huilé, qui attendent Noël, tout comme le blé des soucoupes ! Près d’elles, sur des claies de roseaux, le melon d’hiver translucide, et, tout auprès, brunes et blondes, les molles figues se dessèchent à l’arrière-soleil. Comment voulez-vous que s’appellent de tels souvenirs ? Vôtres ? Miens ? Disons fraternels. Mais voici encore que, pendu aux jupes de madame votre mère, vous me mêlez à l’opération fantastique où l’on flambe volailles et gigots, avec un dé de lard tenu entre des pinces, d’où pleuvent des langues de feu comparables à celles des tableaux de la Pentecôte… Halte-là ! mon cher Brun. Êtes-vous vous, êtes-vous moi ? J’ai en tout cas, dans l’âme, la même vision, à ceci près que je me cramponnais au tablier de Sophie et que celle-ci répandait quelquefois les mêmes pluies de feu, au moyen de morceaux de sucre flamboyants, promenés sur des jattes de crème d’or. Ainsi encore me faites-vous assister à la fabrication du coulis de pommes d’amour !

Cette pomme d’amour qu’en son langage impur
Le barbare nomme tomate !

et, par vous, avec vous, je vois les paquets de toile appendus d’arbre en arbre et gonflant leurs mamelles blanches de la pourpre de cette crème de soleil. Là vous parlez aussi, cher Maurice Brun, d’une soupe de courge que je n’aimais pas et que j’aime. Vous parlez du « façun », de ce digne « façun » que Sophie ne manquait jamais de m’annoncer, pour se moquer de moi, comme un « dindon farci », mais que je préférais à la soupe de courge. Vous chantez et vous rechantez la bonne nouvelle des progrès du marché de notre truffe montagnarde. Vous ramenez à sa mesure exacte notre réputation très exagérée, il me le semble comme à vous, de gros mangeurs d’ail ; vous nommez l’azerolle acide et douce ; vous chantez la brousse de Rove et ses hautes finesses. Et toujours dans cette manière qui n’est qu’à vous d’évoquer une herbe et un fruit, qui en fait tout de suite mon herbe et mon fruit, et qui se met à me bercer de secrètes chansons. Exemple, votre salade de céleri se présente ; il suffit, elle me transporte dans la Grand’rue de Roquevaire où je n’en suis qu’à ma sixième ou septième année au lieu de la soixante-seizième. Une belle Roquevairienne, notre locataire, balance à bout de bras le petit panier de fil de fer où s’égoutte la fraîche feuille à découpure d’acanthe, mais comme elle vient d’appeler cette herbe d’un nom que j’ignore, il faut m’en éclaircir :

« Comment appelez-vous votre salade, madame Roux ?

— Nous lui disons de l’àpi, répond-elle, et je réplique avec fierté :

— Maman l’appelle du céleri. »

Mais cette fois, maman, quoique infaillible, était dans son tort, madame Roux avait parlé comme Virgile, je ne l’ai su que quelques années plus tard :

Et virides apio ripae, tortusque per herbam…
Floribus atque apio crines ornaius amaro (10)

Ainsi, par vous, mon cher Maurice Brun, foisonnent les poètes et leur poésie même, qui est la « florissante jeunesse du monde », autrement dit le temps béni de notre propre nouveauté. Mais, là-dessus, votre abondance, votre luxuriance tient du prodige. Vous répercutez tous les chants de la Mère Provence et, comme Mistral nous l’a dit,

Notre Provence est tellement belle que s’en ressouvient
Tel qui ne le croit
Elle nous remplit d’amour et de larmes
Et supplante même
Les filles de roi (11)…

Aussi le vers répond-il au vers, la stance à la stance, le poème au poème ; les temps, les lieux s’en mêlent, histoire et géographie sont coalisées et même unifiées pour nous combiner leurs enchantements, il n’y a plus d’autre réalité au monde,

Junctaeque nymphis Gratiae decentes (12),

les Muses et les Grâces se mettent à danser à tout bout de champ. Nous parlez-vous de cette auberge de Moustiers-Sainte-Marie, dont il me semble que, le commandant Dromard (13) et moi, nous avons bien connu le patron (nous avons même échangé avec lui les présents de l’hospitalité, deux paires de cannes rustiques) ; ni ses truites, ni ses perdreaux, ni ses truffes exquises, ni le parfum brûlant de ses alambics à lavande ne nous retiennent bien longtemps si vous êtes là, car Mistral est derrière vous, derrière lui le grand Blacas, et la Chaîne entre les deux roches, et l’Étoile à la Vierge, tendue contre le vent, comme dit la chanson :

À tes pieds, Vierge Marie
Ma chaîne je pendrai
Si jamais
Je reviens
À Moustier dans ma patrie…

Venez-vous de conter la fin merveilleuse et sinistre du poète Charloun Riéu, le premier effet du beau récit est un nouveau plongeon dans ma vieille jeunesse ; j’ai vingt ans, j’arrive en retard au banquet de la Barthelasse, le premier banquet de félibres auquel je me sois assis, et ma bonne fortune me case auprès de Charloun Riéu, et, le dessert venu, je peux entendre, ce qui s’appelle entendre, à la douce et lente scansion de ses mains ailées, les strophes de son Moulin d’huile :

Au moulin d’huile du mas d’Escanin
Nous faisons l’aïoli
Tous les matins

Que voulez-vous qu’on fasse contre cette embuscade perpétuelle du même couple charmant : une phrase de Groumandugi et une chanson ?

Cela ne veut pas dire que chanter soit frivole. Moréas, qui avait des parties de grand sage, appelait les poètes « maîtres » et « pères ». Ceux qui sont bons enseignent bien. Vous les avez suivis sur le chemin de la vérité politique, étroit sentier, le seul qui soit sûr ; il sauve les cités au lieu de les perdre, et je serais impardonnable de ne pas vous féliciter de vos considérations sur l’essentielle erreur moderne, celle qui sacrifie au Nombre la Qualité, comme à la Richesse la Justice ou la Vertu. Hélas !… n’avait-on pas commis l’égale erreur inverse de les opposer ? Le divin Platon prétendait que le Juste, gigotant au bout de son pal, s’y trouvait plus heureux que le roi de Perse sur son trône, dans toute sa gloire. — Ne jugez-vous pas, lui demandait paisiblement Aristote, que le même Juste serait plus heureux encore sur le trône du roi des rois ? Nos charlatans nous forgent couramment de ces fausses antinomies, et ce n’est pas avec le désintéressement de Platon, car ils en tirent leur fortune.

La politique de la qualité que vous recommandez peut seule nous rendre le Nombre perdu, et le Nombre, à son tour, permettra de combler les vides effarants de nos élites, appauvries, décimées ou découragées. N’opposons pas ces hautes entités dominantes. Composons-les. Une Patrie comme la nôtre, étendue d’un Empire, peut, sans contradiction, associer à l’immense champ parisien les capitales de ses provinces historiques et ses chefs-lieux d’arrondissement ; par la distribution rationnelle et sensée des moyens d’action les plus modernes, cette Patrie, en renaissant, peut rendre sa vie propre à l’élémentaire paroisse rustique où le travail artiste de ses familles-souches peut doubler et tripler sa population en l’enrichissant par l’extension prospère de ses cultures de qualité, à la condition de n’y pas oublier cette fleur de froment dont vous parlez si bien ! Mais cela n’est pas possible sans un État français. Cet État veut un Chef, et ce Chef, en pays de France, ne sera qu’un fauteuil inerte ou oppressif disputé entre les compétitions s’il a le malheur d’être livré au régime électif. Il faut que le Chef de l’État soit héréditaire ; mais une monarchie héréditaire et centralisée ne tiendrait pas huit jours sans tourner au bonapartisme le plus débile. Elle n’est donc pas possible, non plus, sans une très forte tendance à toutes les décentralisations, anti-étatistes et libératrices, à la décentralisation locale, plus encore que syndicale. Il lui faut le vivant appui des petites villes, nombreuses, actives, instruites, savantes même ; il lui faut des provinces puissantes qu’animent et conduisent les franches libertés de nos deux bourgeoisies réconciliées, l’ancienne et la nouvelle, celle-ci formée des patriciats ouvriers enfin dégoûtés de la démocratie qui les exploite, en ruinant leur travail et en faisant envahir leur patrie, celle-là, appuyée sur l’honneur et la grâce des siècles, mais rajeunie par la conscience de ses devoirs envers son passé et notre avenir général.
Charles Maurras

(1). Madame Maurras et ses deux fils se sont installés à Paris le 30 novembre 1885. Charles Maurras situe donc le début de sa « longue vie de garçon à Paris » dix ans plus tard, à l’âge de 27 ans.

(2). « Les moyens étaient limités chez moi », citation de Juvénal, Satires, VI, vers 357.

(3). Le docteur Charles Fiessinger, membre correspondant de l’Académie de médecine, était chroniqueur régulier à L’Action française. Auteur de plusieurs ouvrages, dont divers de vulgarisation, il fut l’organisateur des « Banquets des médecins de l’Action française ». Il mourut en 1942.

(4). Citation d’Alfred de Musset, La Nuit d’août, vers 102.

(5). Personnage inventé de toutes pièces au début du seizième siècle pour servir de patronne aux Jeux floraux de Toulouse.

(6). Voir Les Secrets du Soleil, au chapitre IV.

(7). Thomas Babington Macaulay (1800-1859), poète, historien et homme politique écossais.

(8). L’ode I, 9 d’Horace est dédiée à Thaliarque, l’engageant à passer l’hiver dans les plaisirs, dont ceux de la table.

(9). Né en 1806, le poète marseillais Victor Gélu, qui ne voulut pas entrer au Félibrige, mourut le 2 avril 1885.

(10). Le premier vers est tiré des Géorgiques, livre IV, vers 121 (et non livre VI, vers 71 comme indiqué par erreur dans les Œuvres capitales ; il n’y a d’ailleurs que quatre livres des Géorgiques). Le second vers est tiré des Bucoliques, églogue VI, vers 68. Le mot latin apium se traduit par ache, variété de céleri sauvage :

quoque modo potis gauderent intiba rivis
et virides apio ripae, tortusque per herbam
cresceret in ventrem cucumis…

« [Je dirai] également comment les endives se plaisent à boire l’eau des ruisseaux, comment l’ache s’épanouit sur les rives vertes, comment le tortueux concombre fait grossir son ventre au milieu de l’herbe… »

ut Linus haec illi divino carmine pastor,
floribus atque apio crinis ornatus amaro
dixerit : […]

« [Il chante] comment le berger Linus, le front couronné de fleurs et d’ache amère, lui dit d’un ton de divine poésie : […] ».

(11). Mistral, Lis Isclo d’Or, Lou Renegat, cité ici dans la traduction française.

(12). Citation d’Horace, Odes, I, 4 (dédiée à Sestius), vers 6.

Jam Cytherea choros ducit Venus imminente luna
Junctaeque Nymphis Gratiae decentes
alterno terram quatiunt pede, dum gravis Cyclopum
Volcanus ardens visit officinas.

« Déjà Vénus la Cythéréenne conduit les chœurs sous la lune montante ; les prudes Grâces, jointes aux Nymphes, frappent la terre d’un pied alterné, tandis que l’ardent Vulcain allume les sombres forges des Cyclopes. »

(13). Dirigeant historique des sections royalistes provençales. Voir dans la Tragi-comédie de ma surdité l’éloge appuyé qu’en fait Maurras.

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