L’eau est indispensable à l’aïoli !
Raymond Thuilier, « Les grandes heures de Baumanière », éditions Ouest-France, 1982
« Au hasard de mes randonnées professionnelles à travers la Provence, j’ai découvert surtout dans l’une de ces vieilles demeures marseillaises du quai de Rive Neuve, haut perchée sous les toits, une salle à manger aménagée comme un mas de Crau où un certain Maurice Brun, qui n’était pas lyonnais quoiqu’en dît Pagnol, eut son heure de gloire dans les annales de la gastronomie provençale.
Il était l’homme de la cuisine à l’huile d’olive et il qualifiait le beurre de « cosmétique ». J’eus avec lui des discussions mémorables à ce sujet. J’avoue humblement ne l’avoir jamais convaincu.
Un jour, il me confia le secret de l’aïoli qui avait fait sa réputation.
Il était l’homme de la cuisine à l’huile d’olive et il qualifiait le beurre de « cosmétique ». J’eus avec lui des discussions mémorables à ce sujet. J’avoue humblement ne l’avoir jamais convaincu.
Un jour, il me confia le secret de l’aïoli qui avait fait sa réputation.
L’aïoli est absolument exclu de notre table pendant toute la saison chaude et dans la saison fraîche, il est exclusivement mets de déjeuner et généralement du vendredi.
Le surcroît d’aliments carbonés qu’il apporte à notre organisme et le travail digestif qu’il réclame, nous le rendent insupportable l’été et pendant nos nuits, si nous voulons le repos.
Mais cette réserve faite, il est certain que notre « aïoli» constitue à lui seul un repas complet, infiniment agréable et qui est loin de manquer de caractère. Malheureusement, du fait de l’incontestable succès dans l’alimentation humaine de l’ignoble huile d’arachide, pour masquer son mauvais goût, on a forcé sur l’ail en notre sapide crème. L’esprit d’économie a, lui aussi, secondé cette exagération. Il est devenu courant, presque normal, qu’un aïoli vous emporte « la gueule ». « L’oli », même si elle est d’olive, est devenue accessoire.
Certes, le goût violent de l’ail doit être prédominant, mais il ne faut pas que son excès nuise à la dégustation des délicats bouquets de notre huile tant « goustouso ». Retrouver dans notre crème alliacée tous les parfums de nos crus oléicoles n’est pas un des moindres plaisirs que procure l’ingestion de ce mets, constituant à lui seul, je le répète, un repas.
Ma gourmande de mère n’employait qu’une gousse pour six personnes et je crois qu’une pour quatre doit être un maximum. Il faut respecter, pour la préparer, certaines choses :
Toute mayonnaise ou rémoulade – donc, notre « aïoli » étant une émulsion, le froid gêne sa constitution et toute huile gelée doit être légèrement réchauffée avant emploi. L’eau, l’aqua simplex, est un élément indispensable. Si, pour les rémoulades et mayonnaises, le vinaigre ou le citron fournit cette eau, l’infime qualité contenue dans la gousse et le jaune d’œuf ne peut suffire: il faudra ajouter un peu d’eau, très peu, au cours de son « montage » si on ne veut pas courir le risque de le voir « tomber ». L’instrument idéal est du fait de son poids, un lourd mortier de marbre.
Après avoir incorporé un jaune d’œuf à l’ail finement pilé avec un peu de sel, on ajoute avec maintes précautions et à tout petit filet, l’huile d’olive : le suc vert doré de l’huile intervient alors tandis que le pilon, par son mouvement giratoire, crée la savoureuse liaison, l’onctueuse union.
La crème prend alors consistance mais plus elle devient compacte, plus les risques d’échec sont importants ; plus « l’aïoli » devient dur, plus il est près de tourner de l’œil, de s’affaisser en piteuse marmelade. C’est pourquoi alors qu’il est semi-solide, très peu d’eau lui sera incorporé : elle éclaircira nettement sa teinte et donnera à 1′ »aïoli » naissant une apparence crémeuse qui lui évitera une chute.
On pourra alors verser l’huile avec moins de parcimonie, en quantité sans cesse croissante: chaque ajout ne devra pas excéder le quart environ du volume de la crème. Cet apport répété d’huile va à nouveau durcir notre « aïoli », lui rendre sa consistance semi-solide. A nouveau donc, interviendra l’eau pour le rendre crémeux: il sera alors efficacement et définitivement à l’abri de toute chute.
Je sais que la plupart de nos provençales ignorent ce « truc » de l’eau. Mais quelles appréhensions sont les leurs! De quels soins patients n’entourent-elles pas la confection de notre mayonnaise régionale, laquelle n’en demande pas tant ! Quelles superstitieuses croyances président à son élaboration ! Trois personnes autour du mortier et votre « aïoli » est raté ! Que le pilon change un instant de sens giratoire et patatra, c’est la catastrophe ! Le regard d’un curieux, son souffle, et voilà notre crème en déliquescence !
Il est vrai que monter un « aïoli » sans l’aide de l’eau tient plus de l’acrobatie que de l’art culinaire ! Il faut toujours maintenir la crème très dure et verser l’huile au compte-gouttes de façon que le pilon puisse mécaniquement crever les cellules dont le contenu pourra alors se lier au suc de l’olive; pour ce travail mécanique, un milieu solide et compact est évidemment indispensable. »